Réserves d’eau de pluie, irrigation au goutte à goutte… Dans le Marais poitevin, face à l’agriculture intensive d’irrigation permise par les bassines, des maraîchers tentent la sobriété hydrique. Par Laury-Anne Cholez (Reporterre).
On dirait un jeu de mikado géant à peine emmêlé. 24 kilomètres de tuyaux noirs entassés à côté d’une serre qui attendent leur heure. Dans quelques jours, ou quelques semaines, ils arroseront au goutte à goutte les pommes de terre ou la roquette de la ferme L’Accueillette du Mignon, à Saint-Saturnin-du-Bois (Charente-Maritime). Depuis une dizaine d’années, cette exploitation maraîchère multiplie les pratiques pour économiser l’eau.
Son ancien propriétaire, Dominique Mallet, a construit une réserve de 250 m3, alimentée par la pluie glissant le long du toit de la grange. Il utilise également un forage dans la nappe phréatique avec un droit de pompage de 4 500 m3 par an. Très économe, il se contente souvent de 3 000 m3 annuels pour ses 3 hectares de légumes. Une sobriété assez rare dans une région où la ressource hydrique est particulièrement disputée.
L’Accueillette se trouve en effet dans le Marais poitevin, théâtre d’une guerre de l’eau contre les projets de mégabassines. Des réservoirs de plusieurs hectares à ciel ouvert construits pour stocker l’eau en hiver afin d’irriguer en été. De quoi garantir l’approvisionnement des grands agriculteurs de la région. Mais ces énormes « retenues de substitution » sont contestées depuis quatre ans par le collectif Bassines non merci. Pour eux, il s’agit tout simplement de l’accaparement d’un bien commun au profil d’une minorité.
- Près de 24 kilomètres de tuyaux sont à déployer pour irriguer au goutte à goutte les 3 hectares de la ferme. © Laury-Anne Cholez/Reporterre
« Notre territoire sert de laboratoire au déploiement des bassines »
Mercredi 23 février, le collectif avait organisé un voyage pour constater le remplissage de la bassine de Mauzé-sur-le-Mignon que les militants avaient tenté d’empêcher en novembre dernier. Une action qui a valu à Nicolas Girod, le porte-parole de la Confédération paysanne, une convocation à la gendarmerie. « Les bassines sont un artifice de plus pour perpétuer un modèle agricole qui fait disparaître les paysans et qui répond de moins en moins aux enjeux écologiques et climatiques. Elle enferme dans un modèle d’industrialisation et d’agrandissement », assure Nicolas Girod.
À la tête du cortège, le charismatique et intarissable Julien Le Guet, porte-parole de Bassines non merci, promène la fine fleur des responsables associatifs et syndicaux français : les membres cofondateurs de la coalition Plus jamais ça !, qui regroupe syndicats (CGT, FSU, Solidaires), paysans (Confédération paysanne) et ONG écolos ou altermondialistes (Amis de la Terre, Greenpeace, Attac, FNE, Oxfam…) . « Nous sommes venus appuyer le combat porté par la Confédération paysanne et les collectifs locaux pour montrer qu’un autre modèle agricole est possible », explique François Chartier, de Greenpeace.
- Julien Le Guet : « Ce n’est pas seulement une lutte locale il s’agit d’un enjeu national de la répartition de l’eau. » © Laury-Anne Cholez/Reporterre
Première étape de cette visite : l’une des trois pompes qui siphonnent l’eau de la nappe phréatique. « Ce n’est pas avec la bruine qui tombe aujourd’hui que l’on remplira les bassines », grince Julien Le Guet. Au total, les trois pompes peuvent prélever 160 m3 par heure pendant 63 jours. De quoi remplir ses 260 000 m3 [1].
« Cela fait quatre ans que l’on dénonce ce projet et que nous disons que notre territoire sert de laboratoire au déploiement des bassines dans toute la France. Notre lutte est locale, mais l’enjeu est national. Il suffit de regarder les conclusions du Varenne de l’eau », assure Julien Le Guet.
- L’une des trois pompes qui puisent dans la nappe phréatique pour alimenter la bassine de Mauzé-sur-le-Mignon. © Laury-Anne Cholez/Reporterre
Tout autour de la bassine, des champs à perte de vue à peine ponctués par quelques haies rachitiques, vestiges de l’époque où ce territoire était recouvert de prairies. Car ici comme ailleurs, les monocultures céréalières très gourmandes en eau sont prépondérantes. Les grands céréaliers sont très dépendants des ressources hydriques.
« Ils ne savent pas comment faire autrement », résume Amandine Pacault, maraîchère à Saint-Pardoux et porte-parole de la Confédération paysanne 79. Fille de paysan, elle s’est installée avec son compagnon en 2015 sur 1,5 hectare. Elle a récemment repris l’élevage de son père : 30 hectares de prairies où broutent une cinquantaine de vaches. Amandine Pacault a sa propre « bassine », un réservoir de 600 m3 alimenté par l’eau de pluie récupérée du toit de la serre et elle tente elle aussi d’être la plus économe possible dans l’irrigation. Elle laboure le moins possible, irrigue au goutte à goutte et apporte des matières carbonées au sol.
- Amandine Pacault : « C’est totalement injuste que certains s’accaparent un bien commun. » © Laury-Anne Cholez/Reporterre
« C’est dur de changer l’héritage culturel et social »
Selon Amandine Pacault, ses collègues maraîchers ont parfois tellement de mal à obtenir des autorisations de prélèvements qu’ils doivent se brancher sur le réseau d’eau potable. D’autres finissent dans l’illégalité en pompant des étangs ou des cours d’eau. Pourtant, il y aurait assez d’eau pour tout le monde.
« D’un côté, on a les maraîchers qui n’arrivent pas à irriguer alors qu’ils produisent de la nourriture locale, de l’autre les grands céréaliers qui pour certains peuvent pomper 50 000 m3. Ils pourraient en donner un peu à leurs voisins. C’est très injuste que certains s’accaparent un bien commun. »
Amandine Pacault estime que les grands exploitants sont bien conscients du problème, mais qu’ils ne peuvent rien faire. « Ils nous disent qu’ils ont de gros crédits à la banque, qu’ils sont engagés auprès des coopératives, qu’ils ont des cahiers des charges contraignants. Ils sont pris au piège, car souvent, ce sont des enfants d’agriculteurs qui ont repris la ferme de leurs parents. C’est dur de changer l’héritage culturel et social. »
- Thibaut Peschard a repris la ferme de L’Accueillette en octobre dernier. Il perpétue les bonnes pratiques de son prédécesseur en matière d’irrigation. © Laury-Anne Cholez/Reporterre
Dans la ferme de L’Accueillette, Dominique Mallet a passé le flambeau à Olivia Chouquet et à son compagnon Thibaut Peschard en octobre dernier. Il y a encore deux ans, le couple vivait à Montreuil (Seine-Saint-Denis) avec leurs enfants souffrant d’asthme sévère. Une maladie totalement guérie depuis qu’ils vivent à la campagne. Thibaut Peschard est issu d’une famille de céréaliers conventionnels dans la Beauce et ne voulait pas suivre les traces de ses parents. Il a préféré s’installer ici et expérimenter un autre modèle agricole, plus économe en eau, mais plus gourmand en bras.
L’installation et l’entretien du système de goutte à goutte lui double son temps de travail : porter les tuyaux le long des rangs de semis, les raccorder sans fuite, ouvrir l’eau, compter le temps d’arrosage, arrêter le robinet, oublier une vanne, revenir sur ses pas. Mais il ne regrette pas ce choix. Et lorsqu’il rentre chez sa famille à Noël, il s’efforce de discuter patiemment avec ses oncles céréaliers. « L’une des pires choses, c’est d’opposer les modèles agricoles les uns aux autres, car plus personne ne se parle et rien n’avance. Dans ma famille, nous ne sommes pas toujours d’accord, mais si on ne discute pas, on ne trouvera jamais de terrain d’entente. »