L’eau, « the ultimate commodity » (*) est entrée en bourse. Pauvre eau !

Un article de Riccardo Petrella publié le 29/12/2020 à Bruxelles par pressenza. 

L’entrée en bourse est le résultat d’une longue série d’étapes.

Au début, il y a eu …. la « pétrolisation » de l’eau.

Ils l’ont annoncée, proclamée depuis les années 1970. La « pétrolisation de l’eau » (1) a guidé la façon dont nous imaginons et voyons l’eau dans les sociétés industrialisées et « développées ». Ainsi, en 2020, l’or noir (le pétrole) a un compagnon « officiel », l’or bleu (l’eau).

La marchandisation de l’eau a été au cœur de la « pétrolisation ». Le pétrole est une marchandise. L’eau est devenue une marchandise. Le pétrole est une ressource non renouvelable, l’eau est renouvelable, mais nous en avons fait, surtout en termes de qualité pour l’usage humain, une ressource rare comme si elle était non renouvelable. (2)

La valeur économique du pétrole, la seule qui compte dans son cas, est déterminée en bourse. La politique énergétique de nos sociétés n’est pas principalement décidée par les pouvoirs publics mais par le prix du pétrole brut établi par les marchés financiers. Avec l’entrée en bourse, le prix de l’eau, dont la valeur pour la vie va bien au-delà de son utilité économique, sera bientôt un prix mondial et la politique mondiale (mais aussi continentale et « nationale ») de l’eau sera dictée par les opérateurs actifs sur les différents marchés financiers, par ailleurs spéculatifs.

La marchandisation de l’eau minérale a été encore plus rapide et massive. En quelques décennies seulement, l’eau minérale est devenue le produit commercial le plus populaire pour la publicité télévisée. Les pouvoirs publics s’en sont débarrassés en vendant la gestion de son utilisation et de son entretien à de grandes multinationales telles que Nestlé, Danone, Coca-Cola, Pepsi-Cola…

Puis vint… la privatisation de l’eau, sa monétisation et sa financiarisation (y compris sa « bancarisation »).

Les pouvoirs publics ont de moins en moins voix au chapitre. Ils se trouvent dans une position subordonnée dans de nombreux pays du monde où les pouvoirs de décision sont passés, suite à la privatisation de la gestion des services d’eau, dans les mains de sociétés privées pour lesquelles l’eau est un produit purement utilitaire. Dans l’Union européenne, avec l’adoption de la directive-cadre européenne sur l’eau en 2000, les véritables pouvoirs de décision dans le domaine de l’eau ont été confiés aux « porteurs d’intérêt » (les stakeholders) (3) dont les choix, notamment pour les sociétés multi-services et, en tout cas, les sociétés de l’eau cotées en bourse, sont évalués et jugés par les marchés boursiers.

On peut dire que la financiarisation de l’eau a officiellement commencé avec la création, en 2000, du premier fonds d’investissement spécialisé dans l’eau, le Water Fund, par Pictet, la deuxième plus ancienne banque privée suisse. Ce fonds investit dans des entreprises opérant dans le secteur de l’eau, en particulier dans le domaine de la qualité de l’eau. Depuis lors, les fonds d’investissement « bleus » se sont multipliés et avec eux la formation d’indices boursiers spécialisés pour les entreprises actives dans le secteur de l’eau. Par ailleurs, un pas important a été franchi avec la bancarisation de l’eau, dans le contexte général des choix des groupes sociaux dominants en faveur de la bancarisation de la nature (Banking Nature) soutenue par le deuxième Sommet mondial de la Terre à Johannesbourg en 20O2 puis approuvée par le troisième Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 2012.

La bancarisation de l’eau consiste à suspendre la livraison de l’eau pendant certaines périodes, en réservant le droit de l’utiliser à l’avenir ou de la conserver pour l’usage d’autrui en échange d’un paiement ou d’une livraison en nature. Les « banques de l’eau » ont été assez répandues aux États-Unis, notamment en Californie, et en Espagne, mais n’ont pas donné les résultats escomptés. Cette question a fait l’objet d’un film « militant » bien accueilli par le public et la critique. Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Banking_Nature

L’eau en bourse : de source de vie et patrimoine de l’humanité à source de profits spéculatifs et actif financier privé.

La financiarisation complète de l’eau a été accomplie le 7 décembre avec le lancement à la bourse de Chicago (le CME – Chicago Mercantile Exchange, la première bourse mondiale dans ce secteur) des premiers « futures » eau/marchandise. Les futures sont des contrats à terme dans le cadre desquels les contreparties (acheteur et vendeur) conviennent d’échanger à un prix (appelé « prix à terme ») à une date fixe, un bien spécifique.

Ils font partie du groupe de produits dérivés qui ont ouvert une nouvelle phase de la spéculation financière à l’échelle mondiale. Le caractère spéculatif se réalise dans le fait que dans les « futures » il n’y a pas de livraison matérielle de marchandises. Ainsi, par exemple, dans le cas des contrats à terme sur le pétrole, il est possible que le prix de la quantité de pétrole brut achetée/vendue change d’innombrables fois sans que le pétrole ne change physiquement de mains. Une fois que les contrats à terme sur l’eau auront atteint un niveau de fonctionnement normal, un million de m³ d’eau nigériane, appartenant à une banque suisse, géré par un agent commercial néerlandais et destiné à une société de production agricole californienne aura non seulement vu les propriétaires et les acheteurs changer plusieurs fois et, surtout, le prix, mais il n’aura jamais quitté le Nigeria avant la dernière échéance du contrat. On gagne, ou on perd, uniquement en fonction de la variation du prix du contrat.

En théorie, les futures ont été inventés pour lutter contre la volatilité des prix des produits financiers. En réalité, ils n’ont fait qu’accroître la volatilité d’un processus pervers que le système ne peut plus arrêter de peur de mettre tout le monde dans le pétrin. Il y a quelques années, le Financial Times lui-même a qualifié les produits dérivés, en particulier les contrats à terme, de sangsue de l’économie. Comment est-il possible qu’avec un bilan aussi négatif, les dirigeants financiers et économiques se soient emparés de l’eau, et que les pouvoirs politiques n’aient rien fait pour l’empêcher ?

La réalité est que tant les premiers que les seconds ne peuvent pas revenir en arrière parce qu’ils ne le veulent pas, étant convaincus que la financiarisation de la vie, de toute forme de vie, est un instrument efficace (!?) pour rationaliser et normaliser à l’échelle mondiale la « gouvernance » des relations entre les êtres humains et pour promouvoir des relations efficaces (!?) entre les êtres humains et les autres espèces vivantes de la planète. Ils ne croient plus aux droits universels à la vie, à la santé, à l’eau, à l’intégrité, aux responsabilités collectives, aux institutions démocratiques, à l’État, aux pouvoirs publics, aux parlements élus, aux principes de gratuité/don, à l’esprit de communauté de vie. Ils croient avant tout aux valeurs financières, à la capitalisation boursière, aux sociétés de notation, aux stakeholders, aux marchés, aux techno-experts, aux managers, à la finance technologisée qui permet des transactions financières au millionième de seconde, à la sombre lueur de la spéculation et des paradis fiscaux.

L’entrée de l’eau en bourse est une nouvelle calamité de ces dernières décennies infligée à l’histoire de la vie sur terre par les prédateurs de la vie, que sont devenus les puissants pouvoirs de la technologie et de la finance. La technologie conquérante et la finance dominatrice sont les deux volets de la machinerie mondiale qui a saisi et maintient la vie sur Terre entre les mains des dominants (au sens large : moins de 15% de la population mondiale actuelle).

Il est nécessaire de sauver l’eau de la finance technocratique. L’entrée de l’eau en bourse n’est pas seulement une démonstration de l’échec du système économique capitaliste de la société utilitaire, mais c’est une défaite de l’Humanité. C’est la fin du principal bien commun public de la vie, avec l’air. Nous avons accepté que la spéculation puisse flétrir l’esprit de la source de la vie. Lorsque la dernière goutte aura atteint la valeur financière la plus élevée jamais atteinte, que boirons-nous, que cultiverons-nous ?

Historiquement, les griffes de la domination ont toujours fini par céder, tôt ou tard. Nous ne savons pas comment et quand les griffes actuelles céderont. Il est cependant certain que si les habitants de la Terre se rebellent et se battent pour la libération de la vie, le délai peut être raccourci et la rupture sera plus rapide, ce qui entraînera un véritable bouleversement du monde dans l’intérêt des 85% de la population mondiale qui en sont exclus aujourd’hui.

Par Riccardo Petrella, Agora des habitants de la Terre
Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (B)
Auteur de Le manifeste de l’eau, Labor, Bruxelles, 1998, également publié en italien, anglais, allemand, néerlandais, espagnol, catalan, portugais, coréen….Promoteur du Comité international pour le Contrat mondial de l’eau depuis 1997

Notes

(*) Titre d’un article de James E. McWithney, Water the Ultimate Commodity, dans Investopedia, Dossier spécial, « Green Investing », 3 novembre 2010.

(1) Nous avons abordé pour la première fois le thème de la « pétrolisation » de l’eau dans le livre Le manifeste de l’eau, Edition Labor, Bruxelles, 1998, p.69.

(2) Ce n’est pas pour rien qu’elle est entrée en bourse. Whitney lui-même, cité dans l’astérisque, a expliqué en 2010 pourquoi les opérateurs financiers étaient toujours plus intéressés par l’eau : « Comme toute autre rareté, la pénurie d’eau – et aujourd’hui, nous sommes dans un état de pénurie générale d’eau de bonne qualité pour les usages humains – crée des opportunités d’investissement ». Voilà pour la protection et la recherche de la sécurité de l’eau pour tous ! Dans notre économie, ce qui donne de la valeur aux choses, c’est leur rareté et leur insécurité.

(3) Nous avons analysé le rôle central attribué par l’Union européenne aux parties prenantes dans le Mémorandum sur la Politique européenne de l’eau, IERPE, Bruxelles, novembre 2013, pp 89-97.

À propos de l’Auteur

Riccardo Petrella
Titulaire d’un doctorat en Sciences politiques et sociales, et du doctorat honoris causa de huit universités : Suède, Danemark, Belgique (x2), Canada, France (x2) et Argentine. Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (Belgique) ; Président de l’Institut européen de recherche sur la politique de l’eau (IERPE) à Bruxelles (www.ierpe.eu). Président de « l’Université du Bien Commun » (UBC), association à but non lucratif active à Anvers (Belgique) et à Sezano (VR-Italie). De 1978 à 1994, il a dirigé le département FAST, Forecasting and Assessment in Science and Technology à la Commission de la Communauté européenne à Bruxelles, et en 2005-2006, il a été Président de l’Aqueduc de la région de Puglia (Italie). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’économie et les biens communs.

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