Coup de semonce de Veolia contre des experts médiatiques

Des intervenants qui s’étaient exprimés sur le rachat de Suez se sont vus sommés de déclarer d’éventuels conflits d’intérêts ces derniers jours, à travers une lettre d’huissier envoyée par Veolia. Plusieurs d’entre eux dénoncent une tentative d’intimidation du géant de l’eau et des déchets. Par et  dans Marianne.

Combien sont-ils à s’être vu délivrer une bien étrange sommation par un huissier mandaté par Veolia, le numéro un mondial de la gestion de l’eau et des déchets ? Une dizaine, une vingtaine ? Aucun d’entre eux n’a pourtant oublié de payer sa facture d’eau. Tous en revanche ont un point commun : ils se sont exprimés dans les médias sur l’opération d’acquisition de Suez par son concurrent Veolia, opération qui occupe le tout-Paris des affaires. Les voici sommés de justifier de leur impartialité.

Parmi les personnes visées figure l’économiste et directeur de recherche au CNRS Elie Cohen, comme l’a révélé L’Obs ce mardi. Ce spécialiste de l’industrie s’est positionné dans les médias contre le rachat de Suez par Veolia, pointant notamment une « fusion inutile et dangereuse » dans une tribune publiée par Les Echos en septembre. Autre contempteur ciblé : Marc Laimé, conseiller sur les politiques publiques de l’eau auprès de collectivités locales. Cet ancien journaliste avait entre autres analysé auprès de Marianne le projet de rapprochement entre les deux entreprises début septembre, et dénoncé une « affaire d’Etat » sur le site du Monde diplomatique.

De façon plus surprenante, Veolia a également adressé son courrier au professeur de droit Julien Icard, comme celui-ci l’a annoncé sur son compte Twitter. À l’inverse des destinataires déjà cités, cet universitaire à Paris II Panthéon-Assas ne s’était pourtant pas engagé contre le projet de l’entreprise. Mais il avait analysé début décembre le conflit juridique qui l’oppose aux représentants des salariés de Suez, auprès de L’Usine nouvelle et dans une revue juridique.

CONFLITS D’INTÉRÊTS SUGGÉRÉS

Tous trois ont reçu des sommations de Veolia remises par des huissiers ces derniers jours, au contenu presque identique. « Vous vous êtes récemment exprimé dans les médias à propos de l’opération en cours ‘VEOLIA / SUEZ’», y affirme l’entreprise, rappelant « qu’il s’agit de sociétés cotées et d’une opération qui présente des enjeux considérables de tout ordre ». À chaque fois, le document indique ensuite le statut qui aurait été attribué au destinataire par les journalistes : « A l’occasion de cette/ces intervention(s) médiatique(s), vous vous présentez en qualité de Professeur à l’Université Panthéon-Assas, sans autre précision », affirme par exemple celui adressé à Julien Icard. « En qualité de conseiller sur les politiques publiques de l’eau auprès de collectivités locales, sans autre précision », indique celui envoyé à Marc Laimé.

Ces éléments de présentation ne sont semble-t-il pas suffisants aux yeux de Veolia. Qui s’enquiert d’une précision : « Afin d’assurer la clarté des débats et de préserver l’ensemble des droits et actions de VEOLIA en cas d’informations trompeuses, il est indispensable de connaître la nature des liens éventuels qui unissent les intervenants sollicités en qualité d’expert avec le GROUPE SUEZ », poursuit sa lettre. En conséquence, le courrier demande au destinataire de répondre « dans un délai de QUARANTE-HUIT (48) HEURES » à deux questions : s’il est « LIE A SUEZ SA OU L’UNE DE SES FILIALES OU SOUS-FILIALES aux termes d’un accord », et s’il a perçu ou pourrait percevoir « une quelconque somme d’argent (…) au titre de cet accord ». Et si jamais l’interlocuteur se refusait à détailler ou infirmer une relation avec Suez, « VEOLIA mettra[it] en œuvre toute voie de droit utile à la défense de ses intérêts », conclut le document.

Le tout constitue un usage original de la procédure de sommation, qui permet d’enjoindre formellement un tiers à réaliser une action. La demande et son éventuelle réponse peuvent ensuite être utilisées lors d’une procédure judiciaire. Cette technique permet notamment d’exiger que les obligations prévues par un contrat soient remplies, par exemple le remboursement d’une dette.

« VOS INSINUATIONS PORTENT ATTEINTE À MON HONNEUR »

C’est peu dire que Marc Laimé n’a pas apprécié. Dans sa réponse à Veolia, que Marianne a pu consulter, il assure : « Dans le cas d’espèce vos insinuations, interrogations et supputations, qui portent atteinte à mon honneur et ma réputation, constituent une diffamation relevant de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et du code pénal ». De son côté, Elie Cohen s’est également montré offusqué auprès de L’Obs : l’économiste pointe « une tentative d’intimidation (…) une première, visant à entraver la liberté de critique, d’analyse, et donc d’expression sur une opération économique majeure d’intérêt public ». Et dénonce une « dérive incompatible avec les valeurs que l’on peut attendre de la part d’une grande entreprise du CAC 40 ».

Malgré le coût en termes d’image de cette étrange procédure, chez Veolia, on assume. Et on revendique même une filiation avec la démarche entreprise par notre confrère Le Monde diplomatique. Il y a un an, sous le titre Ces viviers où prolifèrent les « experts » médiatiques, le « Diplo »avait en effet tenté de décrypter d’où parlaient les experts invités sur les plateaux et dans les colonnes des journaux. « Ça suffit les tribunes stipendiées. Nous, on trouve que cela serait normal que les médias précisent d’où parlent les gens quand ils s’expriment. Quand une personne publie dans 4 ou 5 journaux la même ou quasiment la même tribune, en se revendiquant de sa seule position dans l’université, alors qu’il est également administrateur d’une entreprise qui a failli entrer comme chevalier blanc de Suez contre Veolia… Et bien, on peut se poser des questions », explique à Marianne Laurent Obadia, le directeur de la communication de Veolia, qui vise sans le nommer Elie Cohen.

GUERRE TOTALE

Cette dernière démarche de Veolia s’inscrit dans une guerre totale entre les deux géants de l’environnement. Tous les coups sont permis. Les deux multinationales semblent cependant innover en mobilisant une justice qui se passe de la police et des magistrats pour faire appel aux huissiers et aux juges consulaires des tribunaux de commerce.

Le 26 novembre, Suez avait ainsi obtenu du tribunal de commerce de Nanterre (Hauts-de-Seine) une sorte de perquisition privée. Une armée d’huissiers ont débarqué simultanément au siège de l’énergéticien Engie (premier actionnaire de Suez), du fonds d’investissement Meridiam et de Veolia. Flanqués d’informaticiens et surtout munis d’une ordonnance du président du tribunal de commerce de Nanterre (Hauts-de-Seine) les autorisant à saisir tous les documents relatifs à l’opération de Veolia sur Suez, ils ont passé plusieurs jours à ramasser de l’information. Chez Suez, on minimise la portée de l’opération. Et de citer des précédents : « Nous n’avons pas inventé cette procédure, elle préexistait. Elle a été utilisée dans un OPA de Carrefour sur Promodès à la fin des années 90« . Enfin, rien de la même ampleur.

Montée pendant l’été, l’opération de rachat de Suez par Veolia devait être une blitzkrieg. C’est comme cela qu’Antoine Frérot, le patron du numéro un du secteur, avait construit son plan avec l’appui des banquiers d’affaires parmi les influents de la place de Paris et le soutien de l’Etat, sinon son feu vert. Mais l’hiver approche, et rien ne s’est passé comme prévu. Veolia est embourbée dans une multitude de procédures juridiques… et est en passe de perdre la bataille de l’opinion publique.

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