« Les retenues d’eau aggravent la sécheresse, et la vulnérabilité de l’agriculture »

Cette année encore, la plupart des départements français ont manqué d’eau. La solution, plébiscitée par le ministre de l’Agriculture et bien des agriculteurs souhaitant irriguer leur champ ? La création de retenues d’eau. Un « non-sens écologique », explique Christian Amblard dans cet entretien. « Elles bloquent le passage vers une agriculture responsable, résiliente, économe en eau. »  Entretien avec Christian Amblard publié par Reporterre.

Christian Amblard est directeur de recherche honoraire au CNRS et naturaliste. Il est vice-président du Greffe, le Groupe scientifique de réflexion et d’information pour un développement durable, et de l’association Preva (Protection des entrées sur les volcans d’Auvergne).


Reporterre — Face aux sécheresses à répétition, nombre de personnes — le ministre de l’Agriculture en tête — souhaitent développer l’irrigation, et donc les retenues d’eau… Autrement dit des barrages qui permettraient de « stocker la pluie en hiver pour la restituer l’été ». Vous êtes opposé à cette idée. Pourquoi ?

Christian Amblard — La construction de barrages est une proposition très court-termiste, qui ne va satisfaire qu’une partie infime de la profession agricole – 6 % seulement des surfaces agricoles sont irriguées ! Mettre en avant des mesures artificielles comme celle-ci empêche la prise de conscience et la transition agricole : ces « solutions » vont en fait aggraver la vulnérabilité de l’agriculture, parce qu’elles bloquent le passage vers une agriculture responsable, résiliente, économe en eau. Surtout, cette idée de retenues d’eau est un non-sens écologique, elle est très néfaste pour l’ensemble des écosystèmes « naturels » et des agroécosystèmes.


Pourquoi les retenues d’eau, ou bassines, sont-elles anti-écologiques ?

Faire un barrage pour « stocker le surplus en hiver » signifie empêcher l’eau de s’infiltrer dans les sols. Or, sous la terre, cette ressource humidifie efficacement la totalité des sols ! À l’inverse, en la faisant remonter en surface et en la gardant dans une retenue, on perd une grande quantité de l’eau par évaporation, notamment lors des fortes chaleurs. Des études récentes montrent que les pertes par évaporation sur les lacs de l’ouest américain varient de 20 à 60 % des flux entrants. C’est catastrophique ! Et en plus, la retenue ne peut profiter qu’à des agriculteurs qui bénéficient de systèmes d’irrigation.

Au niveau local, les mobilisations contre les « bassines » se multiplient, comme ici, à Niort (Deux-Sèvres).

On entend souvent dire que l’eau retenue dans des barrages, qui sert ensuite à irriguer, n’est pas perdue ni gaspillée : elle « retourne à la nature »… N’est-ce pas vrai ?

Là où l’eau est la plus utile, c’est quand elle est dans les sols. En Espagne, où de nombreuses retenues ont été construites, toutes les études montrent qu’en définitive, les barrages aggravent la sécheresse, en favorisant l’évaporation, et parce qu’ils entretiennent l’idée qu’on est dans un système où l’eau est abondante. Résultat, cela ne pousse pas les agriculteurs à une utilisation rationnelle, économe de la ressource.

Or, un réseau hydrographique qui s’assèche, c’est tout un écosystème, puis tout un climat local qui s’en retrouvent modifiés. C’est un début de désertification en quelque sorte.


L’un des effets du dérèglement climatique est aussi l’intensification dans certaines régions des crues et des inondations. N’y a-t-il donc pas donc « un trop plein d’eau », par endroit, que l’on pourrait stocker…

Certes, le dérèglement climatique entraîne des épisodes pluvieux plus intenses et des périodes de sécheresse plus marquées. Ce qui fait qu’au total les quantités de précipitations sont sensiblement stables pour l’instant sur l’ensemble de l’année. Donc oui, il faut retenir l’eau, non pas par des barrages mais dans les sols en favorisant son infiltration et en limitant drastiquement son ruissellement et son évaporation.

Les « bassines » ne sont pas de petites cuvettes qui récupèrent l’eau de pluie mais de gigantesques infrastructures.

Quelles solutions voyez-vous pour préserver notre agriculture face au réchauffement climatique ?

Il y a, d’une part, tout ce qu’il ne faut plus faire. Il faut cesser les drainages, qui évacuent l’eau vers l’aval de manière très rapide, notamment dans les zones humides. Car les espaces ainsi drainés ne bénéficient plus de la ressource en eau et s’assèchent. Il faut également éviter de tasser les sols avec l’utilisation d’engins agricoles trop lourds, qui ainsi les rendent imperméables. La qualité physico-chimique des sols est en effet essentielle pour une bonne infiltration de l’eau. Nous avons également besoin de sols vivants, avec, notamment une microfaune abondante et des communautés microbiennes diversifiées. Les nématodes (une espèce de ver de terre), par exemple, creusent des galeries, des cavités permettant l’infiltration et le stockage l’eau dans les sols. Enfin, il faut remplacer la fertilisation chimique par une fertilisation organique, qui augmente la capacité de rétention des eaux par les sols au travers du complexe argilo-humique.

Ensuite, il y a tout ce qu’il faut faire. En premier lieu, il faut développer l’agroforesterie, car l’arbre et la haie jouent un rôle central dans la préservation de la ressource en eau. En Auvergne, les seules prairies encore un peu vertes cet été sont celles où subsiste un bocage avec un maillage de haies assez dense. L’arbre crée un microclimat plus humide et évite les pertes d’eau du sol par évaporation, en limitant son réchauffement. Il est à la fois parasol, paravent, parapluie.

Un bocage, en Auvergne.

Il est important de privilégier les variétés et les races adaptées aux conditions environnementales. Autrement dit, il s’agit de sauvegarder la biodiversité agricole et cultivée, afin de pouvoir choisir, sélectionner les variétés ou les races les plus adaptées aux conditions locales. Le sorgho ou la luzerne, par exemple, sont bien moins gourmands en eau que le maïs — une plante tropicale qui demande de l’eau en été lorsqu’on en a le moins — et remplissent le même rôle nutritif pour les animaux d’élevage. En ce sens, la sauvegarde de la biodiversité agricole est essentielle pour les générations d’agriculteurs à venir.


Qu’attendez-vous du gouvernement sur cette question ?

Qu’il écoute les personnes qui réfléchissent aux faits de façon rationnelle et désintéressée, qu’il écoute l’ensemble des acteurs — et pas uniquement la FNSEA [le syndicat agricole majoritaire] ! On ne modifie pas le cycle de l’eau, avec des barrages, à la légère, sans réfléchir aux conséquences à moyen et long terme. Aidons les paysans qui sont victimes du système. Le modèle agricole actuel est un échec économique – sans subvention, les paysans ne s’en sortent pas –, un échec social – entre autres signes, il s’agit d’une des professions avec le plus haut taux de suicides – et une catastrophe environnementale. Les neuf à dix milliards d’euros de la [PAC|politique agricole commune] doivent être réorientés vers la transition agroécologique indispensable si l’on veut que l’ensemble de la profession agricole ait un avenir décent.

L’agriculture représente 50 % de la consommation d’eau en Europe, c’est donc un chantier prioritaire ! Les citoyens ont cependant, eux aussi, à adopter des comportements plus responsables dans leur consommation d’eau. Il s’agit aussi de de moins consommer de viande. [1] Enfin, limiter le gaspillage alimentaire — 50 % de la nourriture produite n’est pas consommée au niveau mondial – est une nécessité sociale mais c’est également une voie à suivre pour économiser significativement la ressource en eau.

  • Propos recueillis par Lorène Lavocat

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