Dans la fusion que Veolia impose à Suez se joue une partie de l’avenir de la distribution de l’eau en France. Pourtant, la gestion privée de ce bien commun est en perte de vitesse face au modèle de la régie publique, bien davantage adaptée aux enjeux climatiques et démocratiques. Entretien avec Gabriel Amard publié par Reporterre.
Gabriel Amard est coprésident de la Coordination eau bien commun France et porte-parole de la France insoumise sur les questions de l’eau. Il est l’auteur de La Guerre de l’eau aux éditions Bruno Leprince, 2013.
Reporterre — L’affaire fait beaucoup de bruit. Comment observez-vous la fusion forcée entre Veolia et Suez ? Que cache pour vous cette bataille des géants autour de la gestion de l’eau ?
Gabriel Amard — En réalité, on l’aborde assez peu ces derniers jours mais les multinationales de l’eau sont en situation de faiblesse. Il y a vingt ans, quand la bataille a débuté pour reprendre le contrôle de cette ressource, sur 34.000 services de l’eau en France, on comptait 12.000 délégations de service public — un système un peu analogue à celui des concessions d’autoroutes. Aujourd’hui, on a 31.000 services de l’eau et seulement 6.300 contrats avec le privé. De plus en plus de villes se tournent vers des régies publiques, comme Paris, Montpellier ou Grenoble. La part de marché des entreprises privées se réduit fortement même si elles assurent encore la gestion et la distribution de l’eau pour 60 % de la population.
Avec cette affaire de rachat, je pense que Veolia avait besoin d’envoyer un message à l’international et de gagner en visibilité. Ses dirigeants sentent bien que la partie est perdue en France. Il y a de fortes chances que les nouvelles équipes municipales dans les grandes villes à Lyon ou à Marseille par exemple, choisissent, elles aussi, de basculer en régie publique. Face à ce mouvement de fond, les multinationales n’ont pas beaucoup de choix. Elles tentent de constituer un monopole, pour rester en position de force, ne pas paraître affaiblies. Plus grand monde n’est dupe. Leur vitrine est en train de se briser. Leurs tarifs sont trop élevés, leurs prestations surfacturées.
Je vais le dire de manière un peu directe, mais ces gens-là se gavent. Les rémunérations des dirigeants de ces entreprises ont progressé de manière exponentielle. Antoine Frérot, le PDG de Veolia, gagne autour de 2 millions d’euros par an ! Ils cherchent à maintenir leur rente et la possibilité de distribuer des dividendes à leurs actionnaires. Ils font des choix stratégiques en ce sens. Ces entreprises s’incrustent partout, même dans le capital de la Caisse des dépôts et consignations, qui est considérée comme un outil public d’investissement pour les collectivités locales. Pour eux, tout est source de profit, y compris nos communs les plus vitaux comme l’eau.
Dans une lettre adressée au Premier ministre, Arnaud Montebourg parle de « distribution oligarchique d’avantages dans un cercle restreint d’amis privilégiés du pouvoir ». Qu’en pensez-vous ? Qu’aurait dû faire l’État selon vous ?
On voit bien que cela ressemble à un marché de dupes entre des amis qui se passent le sel et le poivre ! Plusieurs de vos confrères l’ont d’ailleurs souligné. Concernant l’État, j’aimerais vous répondre au-delà de l’actualité immédiate. Évidemment, il faudrait dans l’urgence geler la situation et se donner la possibilité de préempter. Surtout, il faudrait enclencher un processus à long terme pour développer une gestion publique, citoyenne, écologique et décentralisée de l’eau. C’est ce que nous avons imaginé à la France insoumise. Ce travail se ferait en lien avec les agences de l’eau, les collectivités locales et un haut commissariat dévolu à cette question. Nous pourrions voter une loi pour viser la sortie en quelques années des délégations de service public et mettre fin aux contrats avec les entreprises privées.
Je rappelle que nous n’avons pas besoin de renationaliser ces services car les propriétaires restent les collectivités locales. Elles ont juste délégué leur gestion pour une période plus ou moins longue, pouvant aller jusqu’à 20 ans. Il n’y a rien à racheter aux multinationales, car tout est déjà public. Les multinationales ne font qu’accumuler de l’argent avec un patrimoine qui ne leur appartient pas. Si elles venaient à se plaindre d’un manque à gagner, on en discuterait et on négocierait. Il est hors de question que le manque à gagner soit sur ce qu’ils auraient voulu distribuer en dividendes ou ce qu’ils auraient investi à l’étranger !
Quels seraient les risques d’un monopole de Veolia ? Est-ce que cette situation accélérerait la privatisation de la gestion de l’eau ?
Aujourd’hui, quand une collectivité veut déléguer au privé, elle peut négocier avec plusieurs opérateurs. Si elle se retrouve face à un seul mastodonte, elle aura moins de marge de manœuvre, c’est clair. Elle va être captive. D’ailleurs, je me demande comment vont réagir ceux qui ont le libéralisme chevillé au corps et qui clament haut et fort que « la concurrence crée la performance ». Avec le monopole, il n’y aura plus de concurrence ! Qu’est-ce qui leur restera comme argument pour défendre la délégation au privé à part des raisons idéologiques et l’envie de gaver Veolia ?
Je voudrais aussi rappeler que Veolia n’est pas n’importe quelle entreprise. Elle s’est battue contre la loi qui interdit les coupures d’eau et les baisses de débits en cas d’impayés pour des personnes en difficulté. Ce n’est pas un bon signal de la laisser en situation dominante, elle méprise les précaires. Elle s’est fait un business avec les coupures d’eau en facturant ces prestations sur le dos des plus pauvres !
Cette affaire arrive aussi alors que le dérèglement climatique accentue les problèmes liés à l’eau. En quoi cette fusion peut-elle être dangereuse dans ce contexte ?
Des personnes qui se meuvent parce qu’il y a un chiffre d’affaires à réaliser et des bénéfices à dégager ne peuvent pas avoir une culture de la sobriété. Avec le dérèglement climatique, nous allons avoir des périodes chaudes plus importantes et des sécheresses fréquentes voire structurelles dans certains territoires. Les entreprises privées risquent d’aggraver ce phénomène. Aujourd’hui, quand elles sont confrontées au stress hydriques, les entreprises de l’eau ne sont pas porteuses de politique globale pour préserver la ressource, réfléchir à comment rendre les sols plus absorbants, diminuer les conséquences de l’urbanisme, prendre soin des zones de captage, de la biodiversité, de l’humus. Non, elles viennent voir les élus simplement en leur proposant de tirer un tuyau à 3 millions d’euros pour aller dix kilomètres plus loin, car là-bas il y a encore un peu d’eau. Dans trois ans, elles déclareront qu’il faut un tuyau pour aller à 30 kilomètres et ainsi de suite, jusqu’à dire qu’elles ont un brevet pour dessaler l’eau de la mer ! Si les multinationales sont en situation de monopole, elles vont faire faire n’importe quoi à des élus fainéants qui ne veulent pas embrasser le problème de manière globale et se mettre au service de l’intérêt général. Voilà ma peur.
Dans deux ans, 30 % des élus vont devoir choisir de renouveler ou pas leurs concessions. N’est-ce pas là l’occasion de porter un contre-modèle ? Cette affaire entre Suez et Veolia ne peut-elle pas, par opposition, mettre les projecteurs vers les alternatives et la régie publique de l’eau ?
Je l’espère. Depuis l’appel de Varages, en 2000, contre la marchandisation de l’eau, un mouvement de fond est en train d’émerger, porté par des élus locaux, des associations d’usagers, des syndicats, des écologistes, des directeurs de régie. Nous nous sommes bien coordonnés en mutualisant des compétences et des expertises. Nous gagnons du terrain.
C’est essentiel. La régie publique est une manière de gérer collectivement un bien commun, de rebâtir un projet public dans un bassin de vie autour de la ressource en eau qui prenne en compte tous les domaines de l’activité humaine, l’urbanisme, la biodiversité, la forêt, l’agriculture… Tout est intimement lié et seule une entité publique qui sert l’intérêt général peut coordonner ce travail. Il est temps de décloisonner notre regard, d’arrêter de signer des permis de construire au gré du vent ou de fermer les yeux sur les pesticides sans se poser la question de leurs conséquences sur les réseaux, en se disant, de toute façon, « l’eau ce n’est pas moi, c’est Veolia ».
- Propos recueillis par Gaspard d’Allens