La réutilisation des eaux usées pour l’irrigation a le vent en poupe. Mais pour plusieurs associations écologistes, la démarche a plusieurs défauts et n’incite pas à un changement de modèle. Témoignage de Thierry Uso d’Eau secours 34. Reportage de Lorène Lavocat et David Richard (Reporterre).
Les feuilles de vigne miroitent sous le zénith, et les futures grappes, encore vertes, bourgeonnent entre les sarments. La récolte s’annonce bonne. Aux pieds des ceps, un discret tuyau apporte l’or bleu, goutte à goutte, au vignoble. « Cette eau provient directement de la station d’épuration, indique Nassim Ait Mouheb, pointant du doigt une lagune en contrebas. Ici, il n’y a pas d’eau à puiser, alors on essaye de réutiliser celle qui vient d’être épurée. »
Depuis cinq ans, ce chercheur à l’Institut national de recherche agronomique (Inrae) mène une expérimentation ambitieuse : montrer qu’irriguer avec les eaux usées est sans risque pour la santé et bénéfique pour l’agriculture et l’environnement.
Face aux sécheresses et aux pénuries d’eau récurrentes, la réutilisation des eaux usées traitées — alias « reut » pour les spécialistes — a le vent en poupe. L’idée paraît ingénieuse : récupérer l’eau qui sort des stations d’épuration pour arroser les champs ou les espaces verts. Il ne s’agit donc pas de brancher les tuyaux de nos toilettes directement dans notre jardin !
À Murviel-lès-Montpellier, « les eaux grises des habitants sont d’abord dégrillées [filtrées à travers des grilles qui retiennent les matières solides] puis filtrées sur des lits de graviers plantés de roseaux », explique Florence Voillet, chargée de la station pour la métropole de Montpellier. Un traitement à base de chlorure ferrique est aussi effectué afin d’éliminer le phosphore. C’est seulement ensuite que l’eau peut être récupérée pour l’irrigation.
« Les eaux usées constituent une ressource qui peut satisfaire les usages agricoles »
Sur le papier, la pratique a tout pour séduire : économie d’eau potable, fertilisation des cultures sans engrais — puisque l’eau traitée est plus riche en azote et en phosphore que l’eau claire. « Dans l’Hérault, on manque d’eau, notamment en période estivale, observe Nassim Ait Mouheb. Les eaux usées constituent une ressource qui peut satisfaire les usages agricoles. »
En France, les premiers projets ont d’ailleurs vu le jour dans les années 1980 afin d’arroser des cultures dans des régions sans accès à l’eau : sur les îles de Noirmoutier (Vendée) et de Porquerolles (Var), ainsi que dans la plaine de Limagne, près de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Le potentiel, selon le Centre d’études sur l’environnement et l’aménagement (Cerema), serait important : 1,6 milliard de mètres cubes par an.
Pourtant, la « reut » est restée jusqu’à présent marginale. Le Cerema recensait, en 2017, 128 cas, dont 63 seulement en fonctionnement… sur près de 20 000 stations d’épuration urbaine en France. Soit moins de 1 % du volume d’eau traitée à l’échelle nationale [1]. Dans l’Hérault, on dénombrait cinq projets actifs en 2021, mais une quinzaine était en cours de réalisation ou à l’étude.
La pratique peine encore à se développer, malgré les discours volontaristes des pouvoirs publics. Pour Thierry Uso, la raison en est toute simple : « La “reut”, ce n’est pas la panacée. » Le militant écologiste, membre d’Eau secours 34, suit le dossier depuis des années… et demeure très sceptique quant à l’intérêt de l’irrigation par des eaux usées. « Environ deux tiers des projets ne sont pas viables économiquement, estime-t-il. Il faut bien souvent des kilomètres de tuyaux pour apporter l’eau des stations vers les parcelles agricoles, avec de la pression, donc de l’énergie. Et puis, les eaux usées sont généralement trop salées, par nos urines, pour les cultures, et demandent donc un traitement supplémentaire, qui peut être coûteux. »
D’après le Cerema, en 2017, 37 projets avaient été abandonnés ou avortés. En cause : la rentabilité du projet, son acceptabilité sociale — plusieurs projets soutenaient l’implantation ou l’agrandissement de golfs, dénoncés comme anti-écologiques — ou le non-respect de la réglementation.
Golfs arrosés et fleuves à sec
Outre l’aspect économique, M. Uso fait état de problèmes environnementaux. « Sans les eaux des stations d’épuration, comme celle de Murviel, la Mosson [un des principaux cours d’eau de la métropole montpelliéraine] serait à sec tout l’été, explique-t-il. Les eaux usées ne peuvent donc pas toutes aller à l’irrigation, il faut en conserver une part importante à rejeter directement dans le milieu naturel » [2].
Autre crainte : que la « reut » ne serve de prétexte aux irrigants pour poursuivre dans le modèle agricole intensif. « En Occitanie, les projets concernent majoritairement l’irrigation de la vigne et l’arrosage de golfs, regrette ainsi Thierry Uso. En Hautes-Pyrénées, un projet financé par la région et l’agence de l’eau va permettre d’irriguer le maïs par aspersion. »
Ainsi, la plupart des associations écolos ne débordent pas d’enthousiasme vis-à-vis de la réutilisation des eaux usées traitées : « La priorité est de chercher des solutions pour consommer moins d’eau, souligne France Nature Environnement. L’utilisation de ces eaux ne doit pas se faire dans le cadre de cultures inadaptées aux conditions climatiques et à la ressource en eau disponible tel que le maïs grain, plante tropicale très gourmande en eau. »
L’ONG a listé les prérequis pour que la « reut » soit une alternative intéressante et non une fausse solution : qualité sanitaire et chimique de l’eau, suivi et contrôle de la pratique, concertation avec tous les acteurs concernés, et à « condition que tout prélèvement d’eaux usées traitées soit accompagné de la réduction correspondante des prélèvements dans les cours d’eau, les retenues et les nappes ».
À Murviel-lès-Montpellier, les chercheurs tentent de lever les obstacles. Dans une petite cabane, à deux pas de la station, des filtres et membranes en tous genres purifient l’eau, sous l’œil attentif de Nassim Ait Mouheb : « On imagine la station du futur », sourit-il. Élimination des pathogènes et des résidus médicamenteux… « Les premiers résultats sont encourageants », assure le chercheur, qui défend la « reut » : « Jusqu’ici, en France, on avait de l’eau en abondance, dit-il. Mais ce ne sera bientôt plus le cas. Il faut développer toutes les techniques alternatives pour récupérer l’eau, dans les meilleures conditions possibles. »
Au-delà de l’irrigation, quels autres usages ?
Jusqu’à récemment la réglementation française n’autorisait la réutilisation des eaux usées que pour l’irrigation de cultures ou d’espaces verts. En France, 60 % des projets de « reut » vise l’irrigation agricole, et 26 % l’arrosage de golfs. Or, sur le terrain « les projets plus rentables et les plus intéressants sont des projets multi-usages », explique Thierry Uso. En clair, réutiliser les eaux épurées non seulement pour arroser champs et jardins, mais aussi pour nettoyer les voiries, curer les réseaux d’eau, soutenir le débit des cours d’eau en été…
Par ailleurs certains secteurs, comme l’industrie agroalimentaire, poussent pour avoir accès à la « reut ». « C’est une manne financière potentielle pour les grosses entreprises de l’eau, comme Veolia ou Suez, explique aussi M. Uso. Elles ont tout intérêt à voir la pratique se développer, et à se positionner comme opérateur de “reut” auprès des collectivités. » Un décret, paru en mars 2022, vient encadrer ces nouveaux usages.