Coordinateur du Réseau œcuménique de l’eau, l’Indien Dinesh Suna revient sur le rôle et le bilan de cet organisme créé à l’initiative du Conseil œcuménique des Eglises (COE), basé à Genève. Face à l’accaparement de l’eau et sa privatisation, les défis sont nombreux pour atteindre d’ici 2030 un accès à cette ressource universelle. Par Centre catholique des médias Cath-Info, 13.08.2021.
Il parle un anglais impeccable. Originaire de l’Inde, où il a été actif plus de vingt ans au sein d’organisations œcuméniques nationales, Dinesh Suna a repris en 2012 la coordination du Réseau œcuménique de l’eau (ROE). Avec une formation en journalisme et communication de masse, une maîtrise en travail social un certificat sur la diplomatie de l’eau, il était tout désigné pour devenir le nouveau fer de lance du combat pour l’eau.
Car les défis sont nombreux. En 2025, selon des données fournies par les Nations unies, les ressources en eau de plus de la moitié des pays du monde connaîtront des tensions ou une véritable pénurie. Vers 2050, les trois quarts de la population mondiale pourraient être confrontés au manque d’eau. Il faut donc, prévient l’ONU, économiser cette précieuse ressource. Sans quoi le monde devra faire face à un déficit hydrique de 40 % dès 2030 et à une crise mondiale, qui touche déjà plusieurs régions.
Fondé en 2006 à l’initiative du COE, ce réseau mondial d’Eglises et d’organisations chrétiennes, le ROE promeut l’accès à l’eau pour tous. Sa déclaration «L’eau pour la vie», adoptée à ses débuts, appelle les Eglises et les partenaires œcuméniques à s’engager à garantir l’accès à l’eau, que cet accès ne soit pas une source de conflit, à lutter aussi contre la surconsommation et la pollution de l’eau et à en faire un usage durable. Interview de son coordinateur, Dinesh Suna.
Quel bilan faites-vous de l’action menée depuis 15 ans par le ROE?
Dinesh Suna: de par son engagement pour la justice de l’eau, le Conseil œcuméniques des Eglises, le membre poids-lourd du ROE avec sa communauté de plus d’un demi-milliard de chrétiens, est devenu une «communauté bleue». À ce titre, il doit respecter trois critères: reconnaître l’eau comme un droit de l’homme; dire «non» à la vente et à l’utilisation d’eau en bouteille dans les endroits où l’eau du robinet est potable; dire non, enfin, à la privatisation de l’eau.
Aujourd’hui, les «communautés bleues» ont essaimé: il en existe plus de 22 en Suisse et plus d’une centaine dans le monde, composées de villes, d’universités, d’Eglises et d’ONG. Notre effort collectif vise à réaliser l’objectif de développement durable: «l’eau et l’assainissement pour tous d’ici 2030».
Avec quels résultats concrets?
Les membres fondateurs du ROE, dont Pain pour le Monde (Brot fur die Welt), en Allemagne, Norwegian Church Aid (NCA) ou l’Eglise de Suède, ont mis en œuvre des projets sur le terrain. La NCA a par exemple collecté 36 millions de dollars par le biais d’un téléthon national en Norvège. Ils ont réussi à fournir de l’eau potable à un million de personnes grâce à des forages, des robinets, des puits, des réservoirs d’eau, dans 10 pays du Sud.
«La Norwegian Church Aid a par exemple collecté 33 millions de francs suisses et fourni en eau un million de personnes»
Et que reste-t-il à faire?
Le récent rapport conjoint de l’OMS et de l’UNICEF prévoit que si rien n’est fait, des milliards de personnes n’atteindront pas cet objectif d’ici 2030. Par conséquent, les efforts doivent être quadruplés par toutes les parties prenantes pour l’atteindre. En tant qu’acteurs religieux, nous continuerons donc à demander des comptes aux gouvernements, par le biais de nos mesures de plaidoyer.
Avez-vous réussi à sensibiliser les Eglises et la communauté internationale à l’urgence de la crise de l’eau?
Oui, grâce aux «Sept semaines pour l’eau», la campagne de carême du COE sur la justice de l’eau, nous avons pu placer le discours sur l’eau au centre des préoccupations des Eglises. Chaque année, pendant les 40 jours du Carême, nous envoyons aux Eglises membres du COE des réflexions bibliques sur la justice de l’eau, et ce depuis 2008.
«Le racisme systémique et les politiques identitaires sont au cœur de la crise de l’eau en Amérique du Nord»
Sur quel aspect avez-vous mis l’accent pour votre campagne 2021?
Sur la question de la justice de l’eau en Amérique du Nord, notamment la contamination de l’eau à Flint, dans le Michigan, la protestation de la tribu sioux de Standing Rock contre les oléoducs Dakota Access, dans les communautés indigènes de la nation Navajo, où le manque d’eau pour le lavage des mains a aggravé le bilan de la pandémie de Covid dans le Sud-Ouest du pays (voir encadré ci-dessous).
Plusieurs théologiens et militants de la justice de l’eau issus de diverses traditions religieuses et spirituelles d’Amérique du Nord ont partagé leurs réflexions sur le sujet. De grandes questions ont émergé au cours de cette campagne 2021 autour du racisme, de l’accès des populations autochtones à la terre et à l’eau et de leur identité.
«Les processus du Forum mondial de l’eau sont malheureusement dominés par des entreprises qui facilitent l’accaparement de l’eau et sa privatisation. C’est pourquoi nous organisons en parallèle un Forum mondial alternatif de l’eau»
Allez-vous participer au prochain Forum mondial de l’eau, reporté en raison de la pandémie et qui se tiendra du 21 au 26 mars 2022?
Oui, toutefois pas en tant que chef de file, mais pour demander des comptes au Forum mondial de l’eau (World Water Forum, WWF) et à ses organisateurs, le Conseil mondial de l’eau. Nous avons fortement critiqué les processus du WWF, qui sont malheureusement dominés par des entreprises qui facilitent l’accaparement de l’eau et sa privatisation.
La plupart des éditions du WWF sont sponsorisées par de grands opérateurs privés de l’eau comme Veolia, Suez ou des fabricants d’eau en bouteille, comme Nestlé, Coca-Cola, etc. C’est pourquoi, tout en participant au WWF, nous organisons un événement parallèle au même endroit, auquel des milliers de participants sont attendus, en invitant des ONG, des organisations de base et des acteurs religieux. Il s’agit du Forum mondial alternatif de l’eau.
Qu’attendez-vous de cette 9ème édition, qui se tiendra à Dakar ?
C’est la première fois que le WWF prend place sur le continent africain. Les acteurs susmentionnés – les géants du secteur de l’eau – feront tout leur possible pour acheter et vendre des plans d’eau en Afrique ou pour signer des contrats de privatisation de l’eau avec les pays africains. Nous serons attentifs à soulever ces questions dans les forums appropriés.
«Les gouvernements à eux seuls ne donneront pas la priorité à l’eau. Ils auront donc besoin d’acteurs externes et privés et les acteurs religieux ont un rôle important à jouer»
Le secteur de l’eau est très fragmenté au niveau international. Quelle est la signification politique des négociations sur l’eau et du travail de plaidoyer dans ce contexte?
Le secteur de l’eau compte plusieurs parties prenantes: les gouvernements, les Nations unies, les acteurs privés, les ONG, les organisations confessionnelles, les militants de base et les victimes de la crise de l’eau elles-mêmes. Par conséquent, comme vous l’avez souligné à juste titre, le secteur est très fragmenté et présente des intérêts particuliers. Comme le dit le cliché, «la prochaine guerre mondiale sera celle de l’eau», étant donné les conflits transfrontaliers liés à l’eau, la course à la privatisation de l’eau. C’est pourquoi la diplomatie de l’eau et le plaidoyer sont essentiels.
Les gouvernements à eux seuls ne donneront pas la priorité à l’eau et à l’assainissement par rapport à d’autres priorités. Ils auront donc besoin d’acteurs externes et privés pour investir dans le secteur de l’eau. Mais il faut une approche équilibrée et les acteurs privés peuvent être impliqués dans l’innovation technologique et la prestation de services, mais sans contrôle sur les ressources en eau ou la fixation des tarifs. Les acteurs religieux ont un rôle important à jouer. A cette fin, nous pensons que devenir des «communautés bleues» est la solution. (cath.ch/cp)