Les eaux détournées de la Durance, aménagée depuis les années 1960, sont indispensables à la prospérité de la Provence. Mais ces aménagements et les prélèvements dans cette belle rivière ont des conséquences écologiques aggravées par le dérèglement climatique. Par Pierre Isnard-Dupuy (Reporterre).
Marseille (Bouches-du-Rhône), correspondance
« Un hiver, ces dernières années, on a eu une panne d’eau », dit Pierre Follet, installé depuis 1997 en bordure de Durance, à Villelaure (Vaucluse). L’eau domestique de la ferme de ce maraîcher à la retraite est alimentée par un forage pompant dans la nappe, qui dépend de la rivière. Cette dernière subit des prélèvement très importants et sa ressource diminue. En cause : les sécheresses, toujours plus régulières à cause du changement climatique.
« Le niveau d’eau dans la Durance est trop faible, donc les difficultés de rechargement de la nappe sont plus fréquentes », résume M. Follet. Inquiet du devenir écologique du cours d’eau alpin et provençal – l’un des plus artificialisés de France – il a constitué avec d’autres habitants, au printemps, le collectif SOS Durance vivante.
« D’année en année, les restrictions d’usage de l’eau deviennent la norme »
Depuis les années 1960, la rivière et son affluent, le Verdon, sont lourdement aménagés par une série de barrages et de centrales hydroélectriques. Cette chaîne produit 50 % de l’électricité de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) et 10 % de l’hydroélectricité nationale. Par ailleurs, l’eau massivement ponctionnée fournit 75 % des usages domestiques, agricoles et industrielles de la région. Les lacs artificiels sont devenus des espaces de tourisme et l’eau exportée via le canal de Provence a accompagné le développement des stations balnéaires des Bouches-du-Rhône et du Var. Concessionnaire des barrages, EDF doit garantir des débits réservés au lit de la rivière. Mais ils restent insuffisants, selon les écologistes.
La moyenne Durance à Oraison (Alpes-de-Haute-Provence).
Sur l’ensemble du bassin versant, soit la moitié de la région PACA, « d’année en année, les restrictions d’usage de l’eau deviennent la norme », dit Philippe Picon, responsable du service Ressource en eau et gouvernance au Syndicat mixte d’aménagement de la vallée de la Durance (Smavd). De 2010 à 2013, l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea) a mené une projection baptisée Risque, ressource en eau et gestion durable de la Durance en 2050 (R2D2 2050). « Avec des précipitations moins régulières et davantage d’évapotranspiration, on devrait avoir une année sur trois ou quatre où les systèmes d’usage de l’eau seraient défaillants », en retient monsieur Picon.
EDF est consciente de la nécessité de s’adapter. « Moins de neige, plus d’orages brefs et violents, ajoutés aux canicules plus fréquentes, cela va profondément modifier la gestion de l’eau et la répartition entre les différents usages. Les demandes de prélèvements agricoles arriveront plus tôt, les cotes touristiques souffriront [celles des lacs artificiels où se déroulent les activités nautiques] et les demandes en eau potable augmenteront avec la démographie régionale », répond l’organisme dans un courriel adressé à Reporterre. Pour la première fois depuis sa mise en eau en 1960, le lac de Serre-Ponçon, qui pèse 40 % du tourisme estival des Hautes-Alpes, a dû stopper certaines de ses activités nautiques à la mi-août 2019, à cause d’un niveau d’eau trop bas.
Les installations hydroélectriques en Durance / Verdon.
En initiant les aménagements dans les années 1950, EDF prophétisait une prospérité infinie. Auparavant, la Durance, « capricieuse », au régime méditerranéen, était capable des pires sécheresses comme des crues les plus dévastatrices. Ce qui lui avait valu la désignation de « troisième fléau de la Provence » par la vindicte populaire, derrière le mistral et le Parlement d’Aix (responsable du massacre des protestants du Luberon en 1545). En mettant en eau Serre-Ponçon, le plus grand lac artificiel de France, EDF affirmait la sécurisation des approvisionnements en toute saison et la fin des inondations.
Les matériaux, autrefois charriés par des crues plus régulières, ne sont plus transportés par un débit trop faible et encombrent le lit
Les aménagements ne sont pas nouveaux sur le parcours des 300 kilomètres de la rivière, de ses sources de Montgenèvre (Hautes-Alpes) à Avignon (Vaucluse), où elle se jette dans le Rhône. Le plus ancien canal d’irrigation, encore en fonctionnement, date du XIIe siècle. Mais les barrages et canaux construits durant la deuxième moitié du XXe siècle créent des désordres écologiques sans précédent. Dans l’étang de Berre (Bouches-du-Rhône), exutoire du canal usinier d’EDF depuis 1966, la vie a failli disparaître à cause des rejets d’eau douce et limoneuse. L’équilibre écologique y est encore très fragile.
Le lac de Serre-Ponçon, dans les Hautes-Alpes.
La promesse d’EDF a été emportée par des inondations en 1994. Toute la moyenne et basse Durance ont été submergées, de Sisteron (Alpes-de-Hautes-Provence) à Avignon, soit sur un arc de 180 kilomètres. Ce genre d’événement a des causes anthropiques. Des zones industrielles, ainsi que les autoroutes A7 et A51, et aussi la ligne à grande vitesse (LGV), se sont installées en zone d’expansion de crue. Des espaces agricoles ont de surcroît gagné sur le lit de la rivière. Les matériaux, autrefois charriés par des crues plus régulières, ne sont plus transportés par un débit trop faible. Résultat, ils encombrent le lit et contribuent à sa végétalisation. « Les crues exceptionnelles restent proches de leur état naturel. L’absence de crues ordinaires les rend d’autant plus dangereuses », expose un rapport de 2001 commandé par le Syndicat mixte d’aménagement de la vallée de la Durance (Smavd).
L’arrêt du charriage des matériaux fait sentir ses conséquences jusqu’au littoral. Il serait le premier responsable du recul du trait de côte, bien plus que la montée des eaux selon l’association L’Étang nouveau. « 70 % des matériaux du Rhône aboutissant en Camargue et dans le golfe du Lion provenaient de la Durance », dit son président, René Benedetto, en s’appuyant sur l’ouvrage scientifique collectif, Le Rhône en 100 questions. Forte d’un combat de 30 ans pour la restauration écologique de l’étang de Berre, l’association a élargi son action à l’ensemble de l’écosystème de la Durance.
La clue de Sisteron, à la confluence de la Durance et du Buëch et la retenue de Saint-Lazare. De bas en haut, l’autoroute A51 enjambe la Durance puis file vers le Sud sur la rive gauche.
« Le débit peut passer en un instant de 0 à 250 m3/s. Pour les poissons, c’est une catastrophe »
En 2006, sommée par la justice européenne de diminuer la quantité d’eau envoyée à l’étang, EDF a été contrainte de remettre de l’eau dans le lit de la basse Durance. Ce qui a créé de nouveaux déséquilibres. « Le débit peut passer en un instant de 0 à 250 m3/s. Pour les poissons, c’est une catastrophe. Il y a un enjeu aussi pour les oiseaux, comme les sternes qui nichent sur des bancs de graviers. D’un coup, leur nid, leurs œufs, tout se retrouve sous l’eau », explique Philippe Picon du Smavd. Le syndicat travaille avec les services de l’État et EDF pour que les lâchers d’eau « soient plus proches des variations naturelles ».
« Il y a comme un paradoxe. Dans l’étang de Berre et la basse Durance, trois milliards de m3 sont envoyés chaque année. À titre de comparaison, la consommation d’eau domestique de la région PACA est de 750 millions de mètres cubes », dit M. Picon. « On gaspille beaucoup d’eau, alors qu’on a des infrastructures. Les optimiser permettrait davantage de résilience face au changement climatique que dans des régions moins équipées », affirme le technicien. À condition que les acteurs s’entendent. Le Smavd reconnaît que sa tâche s’annonce ardue pour accorder la centaine de représentants des collectivités, des secteurs économiques et des associations. « Beaucoup d’intérêts sont divergents. Il faut que l’on sorte des idées reçues, des dogmes, pour avancer collectivement », dit Philippe Picon.
René Benedetto, René Marion et Hubert Jaussaud, membres de l’association L’Étang nouveau au bord de la Durance à Volonne (Alpes-de-Haute-Provence).
Pour redonner un débit réservé suffisant et de la force aux fonctions écologiques de la Durance, l’association L’Étang nouveau propose la conversion des installations d’EDF en stations de transfert d’énergie par pompage (Step). Dans ce système, l’eau est pompée vers un bassin amont en période de surplus d’électricité. Et elle est turbinée vers un bassin aval en cas de besoin d’électricité. Pour L’Étang nouveau, en plus d’être un moyen de stocker l’énergie, le Step permettrait de mobiliser une quantité d’eau stable qui ferait des allers-retours entre les barrages. Construire un bassin aval ultime au sein de l’étang de Berre mettrait fin aux rejets problématiques tout en restituant plus d’eau dans la Durance, celle qui ne serait pas mobilisée pour un circuit (presque) fermé en Step.
Un Step est déjà installé sur le barrage de Sainte-Croix-du-Verdon. Le système serait-il généralisable à l’ensemble de la chaîne ? La perspective de l’ouverture à la concurrence des barrages empêche EDF à se projeter sur ce type de solutions. Ensuite, l’électricien témoigne de limites techniques : « On l’a étudié. Un certain nombre de difficultés sont difficilement surmontables : construction d’un bassin de plusieurs centaines d’hectares dans l’étang de Berre, nécessité de revoir le profil des 250 kilomètres de canaux, création de nouvelles lignes à très haute tension et haute tension pour le démarrage des pompes. » « C’est un aménagement que l’on peut faire progressivement », répond de son côté Hubert Jaussaud de L’Étang nouveau.
S’il y a bien une chose qui met d’accord tous nos interlocuteurs, c’est le risque de l’ouverture à la concurrence. « Il ne faudrait pas que l’État se désengage de la ressource en eau », dit Philippe Picon. Pour René Benedetto, « la maîtrise publique de l’eau est une affaire de souveraineté. Il ne faudrait pas qu’elle échappe au citoyen ».