Dans la région de Vittel, l’eau se fait rare. Nestlé Waters, soutenue par les élus, œuvre pour préserver son accès à la ressource. Malgré le poids du géant de l’agroalimentaire dans la vie locale, des habitants se mobilisent pour défendre leur propre accès à l’eau. Reportage de Lorène Lavocat.
Reporterre le racontait l’an dernier, la multinationale Nestlé Waters pompe depuis des années les eaux des nappes phréatiques à Vittel pour les embouteiller. Elle y possède une vaste réserve foncière et entretient la proximité avec diverses organisations locales qui comptent. Reporterre a poursuivi l’enquête. Voici le second de ses deux volets. Il suit « À Vittel, Nestlé contrôle l’eau, la politique et les esprits ».
- Vittel, Valfroicourt, Bainville (Vosges), reportage
En haut d’une colline verdoyante qui surplombe la route D165, des bottes de paille empilées forment un étrange portail. Sur l’un des ballots, on peut lire « Porte du désert ». Ce petit coin des Vosges n’a pourtant rien d’une plaine aride. Dans les prairies, l’herbe y pousse grasse. Les sous-sols lorrains sont connus pour leurs nappes phréatiques étendues. Mais, « l’été dernier, la sécheresse a été telle que des pommiers ont perdu leurs fruits, et les prairies ressemblaient à des savanes, raconte Jean-Marie Chevrier, constructeur de la sculpture agricole. Nous avons eu des restrictions d’eau jusqu’en novembre et, ce printemps, les ruisseaux ont le débit qu’ils ont normalement au mois de juillet. » Pour cet ancien agriculteur, habitant de Valfroicourt, il y a donc « urgence à ne pas dilapider la ressource ».
- Sur la D165, près de Valfroicourt.
C’est ainsi qu’il y a deux ans, M. Chevrier a découvert avec inquiétude que ses voisins de Vittel, à une quinzaine de kilomètres, manquaient d’eau. La nappe dans laquelle ils s’abreuvent, nommée « aquifère des grès du Trias inférieur », s’épuise peu à peu, au rythme d’un million de mètres cubes en moins par an [Voir encadré]. A qui la faute ? Outre les quelque 12.000 habitants de Vittel, Contrexéville et Bulgnéville, Nestlé Waters pompe chaque année plus de 750.000 m3 d’eau par an, soit 750 millions de litres, embouteillés sous l’étiquette « Vittel Bonne Source » et exportés à l’étranger. Pour remédier au problème, plutôt que d’exiger de la multinationale qu’elle réduise ses prélèvements, élus et industriels envisagent ni plus ni moins d’aller chercher de l’eau ailleurs pour les habitants. Bientôt, à Vittel, l’eau des robinets ne proviendra peut-être plus du sous-sol, mais sera acheminée par pipeline depuis… Valfroicourt. C’est ce qu’on appelle joliment la « substitution ».
- Une fontaine à Vittel.
« Quand j’ai appris cela, mon sang n’a fait qu’un tour, raconte Jean-Marie Chevrier. Ça menacerait notre approvisionnement en eau, alors qu’il est déjà fragile, et on ne ferait que déplacer le problème. » Jean-Marie et Édith Chevrier ont donc rapidement rejoint le collectif Eau 88, qui lutte contre ce projet. Avec eux, ils ont construit plusieurs œuvres en paille l’été dernier, qu’ils ont ensuite installé sur leur champ, stratégiquement situé le long d’une des départementales les plus fréquentées de la zone. « Les gens klaxonnent, ça les fait réagir, sourit le retraité. Et le jour de l’inauguration, tout le village était là ! »
« Relayer les inquiétudes de la population locale quant à son approvisionnement en eau à moyen terme »
À Bainville-aux-Saules, village voisin de Valfroicourt, le maire ne décolère pas : « Quand on n’a pas de blé, on ne va pas faucher le champ du voisin », dit Gérald Noël, également agriculteur. Lui aussi craint qu’on ne déshabille Pierre pour rhabiller Paul. « Tous les étés depuis 4 ans, il y a des arrêtés préfectoraux plaçant le secteur en restriction d’eau, insiste-t-il. C’est bien qu’il n’y a pas assez de flotte ! » Autre inquiétude pour l’élu : les nouveaux forages prévus en profondeur pour abreuver Vittel pourraient venir ensabler le puits desservant Bainville, Valfroicourt et 22 autres communes alentour. C’est ce que les géologues appellent un « cône de rabattement », autrement dit « l’abaissement du niveau d’eau de la nappe autour du point de pompage ». Le transfert d’eau, c’est donc « niet » pour l’édile.
- L’usine d’embouteillage de Vittel – Contrexéville.
Avec d’autres, il a créé un collectif d’élus, qui regroupe désormais une vingtaine de maires, afin de « relayer les inquiétudes de la population locale quant à son approvisionnement en eau à moyen terme », selon leur propre présentation. « La loi sur l’eau de 2006 est claire à ce sujet : la priorité d’usage des ressources doit aller aux habitants ; les besoins de l’industrie pour le commerce n’arrivent qu’en quatrième place,poursuit M. Noël. Donc s’il n’y a pas assez d’eau à Vittel pour commercialiser de l’eau en bouteille, on arrête de commercialiser. » Près de soixante communes ont pris des délibérations pour « s’opposer au transfert » d’eau.
- « L’eau priorité aux habitants », badgedistribué par le collectif Eau 88.
Un sacré caillou dans la chaussure de la commission locale de l’eau (CLE) ! La CLEréunit 45 membres — élus, associatifs, industriels, services de l’État — avec l’objectif de remédier au déficit chronique de la nappe GTI. C’est cette institution qui a décidé de privilégier le scénario de « substitution » en juillet 2018, adopté par une écrasante majorité des participants. Cette solution semble ainsi convenir à Nestlé, qui s’est d’ailleurs engagée à financer une partie des investissements nécessaires, mais également à un certain nombre de municipalités, dont celle de Vittel. Dans un courriel adressé à Reporterre, le maire, Franck Perry, s’en explique : « Ce qui importe, c’est que ni les Vitellois, ni les autres habitants du territoire, ni les curistes et touristes ne soient privés d’eau potable, écrit-il. Écologie et économie doivent aller de pair, et ce, de façon durable. Permettre à Nestlé Waters de poursuivre la commercialisation de l’eau minérale permet d’assurer au territoire une viabilité économique et n’obère pas les possibilités pour les habitants du territoire de s’alimenter en eau potable de façon durable. »
« Les mêmes logiques d’exploitation prédatrice »
Difficile ainsi d’être opposant dans un territoire noyauté depuis plusieurs décennies par l’industrie de l’eau. « Lors d’une réunion au conseil départemental, on nous a traité d’irresponsables, parce qu’on mettrait en péril une manne financière et économique essentielle et qu’on ternirait l’image du département, dit M. Noël. Tout ça a failli mal finir. » Les tensions, Bernard Schmidt en a l’habitude. Passionné d’ornithologie, cet ancien médecin et habitant de Vittel siège au sein de la commission locale de l’eau, comme représentant de l’ONG locale Oiseaux et Nature. Avec d’autres associatifs membres du collectif Eau 88, tous farouchement contre la solution adoptée par la commission, ils ont tenté de se faire entendre lors d’une concertation préalable organisée en début d’année. « Les ateliers étaient tronqués, orientés, nous avons eu moitié moins de temps de parole que les porteurs du projet de substitution », affirme-t-il.
- Bernard Schmidt, de l’association Oiseaux et Nature.
Face à ce mur, les militants ont déployé un éventail de stratégies, dont les bottes de paille sont la partie la plus visible. Dans un courrier envoyé début mars, six associations ont exigé du préfet des Vosges l’abrogation des arrêtés autorisant Nestlé à prélever un million de mètres cubes d’eau par an dans la nappe GTI. « Si nous n’obtenons pas satisfaction, nous attaquerons au tribunal », précise Jean-François Fleck, président de Vosges Nature Environnement. Le collectif Eau 88 a par ailleurs multiplié les réunions publiques, les pétitions et les courriers.
- Jean-François Fleck (au centre)
En février, ils ont invité à Vittel des membres des Wellington Water Watchers, une ONGcanadienne active en Ontario contre l’implantation de Nestlé Waters, ainsi que le brésilien Franklin Frederick, qui s’est battu pendant des années contre la surexploitation d’une nappe phréatique par Nestlé à São Lourenço, dans l’état du Minas Gerais. Contacté par Reporterre, ce dernier a reconnu dans les Vosges « les mêmes logiques d’exploitation prédatrice » déployées selon lui par la firme dans le sud du Brésil. Là-bas, Nestlé pompait depuis la fin des années 1990 une grande quantité d’eau, commercialisée ensuite sous l’étiquette Pure Life. Après plusieurs procès, en Suisse où siège la multinationale, et au Brésil, la compagnie a fini par jeter l’éponge en 2006. « Nous avons gagné parce que nous avons réussi à attaquer l’image de Nestlé au Brésil et en Suisse, estime M. Frederick. Pour se battre contre une multinationale, il faut une résistance internationale. »
UNE GÉOLOGIE DES EAUX SINGULIÈRE
La nappe des grès du trias inférieur, dite GTI, s’étend de l’Allemagne jusqu’aux Cornouailles en passant sous le bassin parisien. Au niveau de Vittel, elle se situe à près de 100 mètres de profondeur, où elle constitue un réservoir « captif », isolé par des failles et des couches géologiques relativement imperméables. C’est la même nappe qui passe sous Valfroicourt, bien que les deux zones ne communiquent pas. Si le déficit de la « poche » vitelloise est bien documenté, l’état des sous-sols valféricurtiens reste méconnu. D’après le cabinet Artelia, cette ressource serait « importante », car 7 millions de mètres cubes s’infiltreraient chaque année sous terre. Sauf que cette eau est en grande partie drainée par les rivières : l’hydrogéologue Jean-Pierre Vançon a sorti sa calculette, et il estime ainsi que seuls 500.000 mètres cubes seraient effectivement disponibles pour un nouveau forage. Pas assez pour répondre aux besoins de « substitution », estimés entre 500.000 et 1 million de mètres cubes annuels.