La Cour des comptes étrille la gestion des agences de l’eau

 

Subventions généreuses, contrôles inexistants, mansuétude envers les pollueurs, mélanges des genres, conflits d’intérêts : la Cour des comptes étrille les six agences chargées de la politique de l’eau en France, et leur réserve une place de choix en ouverture de son rapport annuel, rendu public mercredi 11 janvier. Ces établissements collectent et redistribuent les redevances eau pour la préservation de la ressource et la protection des milieux aquatiques, soit beaucoup d’argent public. Ils devaient verser 13,6 milliards d’euros pendant leur 9e programme, qui couvre la période 2007 à 2012, afin d’améliorer des réseaux de collecte, financer des unités de traitement des eaux usées et, dans une bien moindre mesure, subventionner des actions de restaurer de rivières ou de zones humides. Les agences ont en fait dépenser un peu plus, 14,9 milliards d’euros.

Lire sur le rapport : La Cour des comptes préconise de nouvelles économies dans les services publics locaux

En quelques dizaines de pages explicites, les juges montrent à quel point le fameux principe du pollueur-payeur, censé porter la politique nationale de l’eau, tend à devenir un mythe républicain. L’application de ce principe « a reculé » ces dernières années, concluent-ils, et « ceux dont l’activité est à l’origine des pollutions graves ne sont pas sanctionnés en proportion des dégâts qu’ils provoquent ».

Pollueurs-payés

Le déséquilibre est criant. Les usagers domestiques règlent l’essentiel de la facture : en 2013, ils ont acquitté 87 % du montant total de la redevance, tandis que la part des industriels (en baisse de 15 %) est descendue à 7 % et celle des agriculteurs stagnait à 6 % en moyenne. Il s’agit d’une moyenne, la situation est hétérogène entre les six agences, dont le découpage correspond aux grands bassins fluviaux – Adour-Garonne, ArtoisPicardie, Loire-Bretagne, Rhin-Meuse, Rhône-Méditerranée et Corse, Seine-Normandie. En y regardant de plus près, on mesure que leurs pratiques reflètent nettement l’influence qu’elles subissent de la part des acteurs socio-économiques dominants dans leur région.

Ainsi, dans le bassin Rhin-Meuse, marqué par diverses pollutions industrielles, la contribution des entreprises de ce secteur n’était plus que de 11 % du total en 2013, contre 22 % six ans plus tôt. Dans le bassin rhodanien, où le prélèvement d’eau est le plus disputé avec celui d’Adour-Garonne, la redevance payée par les agriculteurs irrigants est « très inférieure » à la moyenne, pointe le rapport. Résultat : l’irrigation ne paie dans cette grande région que 3 % du montant total des redevances alors qu’elle capte 70 % des eaux prélevées en surface. Et, à la différence des autres secteurs, l’agriculture ne rend pas à la nature ce qu’elle a pompé après usage. Quant à l’agence de la Seine-Normandie, elle avait décidé de faire peser 92 % de ses recettes sur les seuls usagers. Le ministère de l’écologie, tutelle des agences, est même intervenu pour faire redresser légèrement la barre depuis.

Pollution et exemption

La Cour des comptes réserve un passage de choix à la question des pollutions diffuses d’origine agricole qui vaut à la France d’être sous la menace d’une très grosse amende de la part de la Cour de justice de l’Union européenne. En Loire-Bretagne, la part de la redevance collectée auprès des agriculteurs s’élève à 10 %, dont 0,6 % seulement au titre des activités d’élevage. En outre, cette contribution-là a chuté de 58 % en six ans dans le Grand Ouest (et de 84 % en Rhône-Méditerranée) ! Il faut rappeler que les concentrations d’animaux d’élevage produisent de gigantesques quantités de composés azotés qui, transformés en nitrates, provoquent la prolifération des algues vertes dans les rivières.

Pourtant, en France, le montant de la redevance payée par les éleveurs « n’était que de 3 millions d’euros en 2013 alors que le seul coût du nettoyage des algues vertes sur le littoral est estimé au minimum à 30 millions d’euros par an », précisent les magistrats. Et pour achever le tableau, il est précisé que si les produits phytosanitaires sont assujettis à une taxe qui abonde le budget des agences de l’eau, les engrais azotés, eux, en sont exemptés. « Ce qui est paradoxal », commentent les rapporteurs.

Absence de contrôle

La Cour est en outre sévère sur la gestion des six établissements publics – celle-ci est certes différente d’une agence à l’autre, mais elle laisse à désirer partout. Ils soulignent la « transparence insuffisante » qui accompagne les attributions de subventions. Ils dénoncent l’absence de contrôles, et parfois des prêts généreux accordés aux pollueurs. Les magistrats réclament une harmonisation des financements et l’instauration de règles afin de limiter une distribution trop systématique et des aides pour des projets sur-dimensionnés.

Plus de rigueur permettrait d’éviter un fonctionnement sur mesure en faveur de telle collectivité locale, tel industriel, voire telle autre administration de l’Etat. Ainsi, pourquoi donc l’établissement de Seine-Normandie a-t-il financé si largement le Forum mondial de l’eau qui s’est tenu à Marseille, s’interrogent les juges ? Autre exemple, celui de Rio Tinto : en échange d’un engagement vague à cesser de déverser ses résidus de bauxite en Méditerranée, le groupe a obtenu une sacrée ristourne. Il a eu ainsi à régler une redevance de 2,5 millions d’euros au lieu de 13 millions.

Comment en est-on arrivé à ces injustices et ces incohérences vis-à-vis des lois françaises sur l’eau et des directives européennes ? La Cour met clairement en cause la composition des conseils d’administration des agences où l’Etat est minoritaire, dont les membres sont élus ou choisis au sein des comités de bassin. La France est très fière de ces assemblées, communément appelées « parlements de l’eau », où différents collèges sont censés représenter tous les utilisateurs de l’eau.

Conflits d’intérêts

La Cour des comptes voit surtout dans cette organisation la source de nombreux « conflits d’intérêts ». De fait, la démocratie n’y est que de façade : les principaux pollueurs y occupent une large place. Ici ce sont les industriels qui se sont emparés d’un maximum des sièges dévolus aux « usagers », là ce sont des agriculteurs qui accaparent les mandats, soit en tant qu’exploitant, soit en tant que représentant de l’industrie agroalimentaire, pour peu qu’il soit membre d’une coopérative agricole, soit en tant qu’élu local… En outre, comme ce sont les chambres d’agriculture qui désignent ceux qui siégeront aux comités de bassin, c’est le syndicat majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, qui dispose de fait « d’un quasi-monopole de représentation », souligne le rapport

Les représentants issus de ces comités décident ensuite au sein de commissions d’attribution, de financer un barrage pour l’irrigation, comme sur le fameux site de Sivens, dans le Tarn, ou bien de construire une nouvelle station d’épuration nécessaire au futur Center Parcs de Roybon, dans l’Isère, pour prendre des exemples dans l’actualité.

Lire aussi : Au pied du Vercors, un nouveau Sivens

Profitant du renouvellement de ces assemblées en juin, la ministre de l’écologie, Ségolène Royal, avait imposé un – petit – rééquilibrage au profit des associations de défense des consommateurs et de la protection de la nature, qui occupent un strapontin dans ces instances, ainsi que pour l’agriculture biologique. Avant même la publication du rapport de la Cour des comptes, Ségolène Royal a fait savoir, mardi, qu’elle demanderait à l’avenir la publication des aides attribuées, et promis un décret instituant « de nouvelles règles avant l’été » afin de prévenir les conflits d’intérêts.

Le Monde du 11 février

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